dimanche, février 04, 2007

Commentaire

Mustafa Akyol, dans l'article ci-dessous résume parfaitement mon sentiment, et me rassure: quand vous émettez ces hypothèses en tant qu'étranger, on vous réplique que vous ne pouvez pas parler, n'étant pas turc. Or là c'est un Turc qui le dit. Probablement pourri d'idéologies étrangères subversives visant à l'éclatement de la république, comme Pamuk, Safak ou Orhan, mais Turc quand même.



La confusion Nation/République/Idéologie/Etat/Armée en Turquie rend difficile toute discussion rationnelle. Critiquer l'Etat, c'est critiquer le pays. Dire "la république est corrompue" c'est critiquer tous les Turcs, dire "l'armée a commis des crimes", c'est vouloir l'effondrement de l'Etat. On peut remercier Mustafa Akyol pour rappeller la phrase de Mussolini "Tout pour l'Etat, rien hors de l'Etat, rien contre l'Etat"



J'ai toujours été frappé par le degré d'endoctrinement du turc moyen, qui n'a jamais remis en cause ce qui lui a été inculqué à l'école à coup de poèmes à la gloire du surhomme, histoire réécrite, défilés paramilitaires, slogans douteux et hymne national obligatoire tous les matins. Abreuvé du sang des martyrs, élevé dans le culte du fondateur, l'adoration de la république "déifiée", la haine du traître et rangé sous le drapeau et derrière une armée "victorieuse", qui à part quelques grecs chypriotes et quelques coréens n'a servi depuis 1924 qu'à massacrer des citoyens turcs, l'écolier turc, s'il n'a pas la chance d'entendre chez lui un autre son de cloche (un autre ezan), n'aura aucune raison de douter.



Un étudiant en levis, fan de reggae, philosophe à ses heures, justifiera l'oeil fixe et les mains tremblantes les villages vidés de leur population et les crimes de guerre au Kurdistan: "ils veulent la fin de la république, il faut la défendre".



L'impossibilité de remettre l'armée et la république en question aboutit aux délires observés actuellement : ce sont les arméniens qui ont tué Hrant Dink. Impossible de croire à un complot ultra-nationaliste pourtant on ne peut plus avéré.



La vidéo, pas si effarante, des gendarmes posant fièrement aux côtés de l'assassin de Hrant Dink, explique pourquoi les partis ultranationalistes comme le MHP et le BBP peuvent agir impunément, et comme le MHP a pu assassiner en toute impunité des dizaines de journalistes, étudiants, syndicalistes, hommes politiques kurdes et de gauche depuis les années 70: ils ne sont pas réprimés.



La loi turque punit les appels à la haine raciale. "Paix dans le sud-est!", c'est un appel à la haine raciale, puisque c'est proposer une solution négociée à un problème de terrorisme séparatiste. "YA SEV YA TERKET" (soit tu l'aimes soit tu la quitte), ce n'est pas un appel à la haine raciale. Dire "Fraternité entre turcs et kurdes", c'est de la haine raciale. Dire "on a massacré les arméniens, on massacrera bien les kurdes", ce n'est pas de la haine raciale. Les "lois anti-haine" de la Turquie sont faites pour protéger la république de la subversion, par pour protéger les minorités ou la liberté de culte.



Sur le blog de Guillaume Perrier, quelques commentateurs s'élèvent contre la notion d'"islamo-nationalisme", apparemment une invention d'européens qui n'y connaissent rien. Pourtant BBP et MHP haïssent les Kurdes, Grecs, Juifs, Arméniens, Alevis turcs et kurdes dans distinction de religion. Ils ne sont pas purement nationalistes, parce qu'ils haïssent les alevis, ethniquement turcs pour beaucoup, pas purement islamistes parce qu'ils haïssent les Kurdes, sunnites comme eux. Ce qu'ils haïssent, ce qu'ils veulent éradiquer du territoire turc, ce sont les non turcs-sunnites. C'est un couple indissociable, et c'est pour celà que les turcs convertis au protestantisme vivent un enfer. La nation turque dans leur esprit, et dans l'esprit des putchistes de 1980, des Jeunes-turcs de 1915, des assassins de Dink, est une entité turque et sunnite. D'où la nécessité de nier la différence tant qu'il l'a été possible sans se couvrir de ridicule, d'où la nécessité de faire taire aujourd'hui ceux qui revendiquent cette différence.



Le problème semble insoluble. La mentalité générale ne permettra pas l'élection d'un parti désireux de réformer l'idéologie d'Etat. Aucun des partis actuel n'ose réellement briser les tabous. Erdogan, par conviction ou par calcul, a reconnu le problème kurde et a parlé pour la première fois de l'Etat Profond (Derin Devlet). Il risque gros. Au CHP, au DSP, au DYP, l'appareil est tenu par des dinosaures au discours surréalistes pour des partis se disant "de gauche". La "gauche" turque est composée de groupuscules qui additionnés doivent totaliser 3% de l'électorat, des stalinistes du TKP aux maoïsto-nationalistes du Isçi Partisi, en passant par l'ÖDP, parti libertaire sympathique mais impuissant... la sociale-démocratie est représentée par des intellectuels courageux, une élite qui tente de faire crouler les murs mais qui est menacée aujourd'hui physiquement.



L'immense mouvement populaire d'Istanbul et d'Ankara pour condamner le meutre de Dink représente la Turquie que j'aime. Celle qui me dégoute est celle qui aboie aujourd'hui dans les "courriers des lecteurs": "Nasil ya Hepimiz Ermeniyiz?? TÜRKÜM BEN" (comment ça "nous sommes tous arméniens", MOI JE SUIS TURC"), celle qui de fait condamne les centaines de millers de manifestants comme des "traîtres" et des "ennemis de l'intérieur". Dire que la société est coupée en deux serait optimiste. Mais de fait un mouvement de démocratisation, d'ouverture des esprits et des espaces de débat s'est enclenché. La question est de savoir s'il peut être anéanti.

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Beau texte et excellente analyse.
Vincent

1/2KL a dit…

Je trouve le texte très bien mais pas excellent contrairement à un avis qui semble se répandre. Très bien car il nous montre une critique ouverte dirigée contre le nationalisme turc qualifé de "fascisme", ce qui est assez rare pour être mentionné.
Pas excellent, car indépendamment des apparences, le texte épouse une certaine consensualité. Je vise particulièrement cet phrase :

"Atatürk's vision for this new state was not racist, he instead defined Turkishness in terms culture and citizenship"

Je crois qu'elle affaiblit le texte plus qu'elle ne le réhausse.

En fin de compte, l'auteur réhabilite Atatürk le commandant immortel et le héros incomparable de la République turque [voir le préambule de la Constitution turque "[...]ölümsüz önder ve essiz kahraman Atatürk[...]".

Premièrement c'est faux, on trouve des références à la race, aux "liens de sang" dans le kémalisme d'origine. Atatürk avait une vision raciste de la nation. Quand on sait que les théories racistes étaient particulièrement en vogue à l'époque, il n'y a rien d'étonnant.

Ceux qui en doutent pourront toujours se référer au site gouvernemental du tourisme de la Turquie (oui, oui, le tourisme et en français s'il vous plaît), rubrique "Histoire > Atatürk > Atatürk dit! > Nationalisme"

http://www.kultur.gov.tr/FR/BelgeGoster.aspx?4C64CBA40EAEACBD404F9755767D76FFAA79C0764A877FEA

"Les réalités naturelles qui influent sur le fondement de la nation turque sont les suivantes : A) L’union sur l’existence politique. B) L’unité de la langue. C) L’unité dans la patrie. D) L’unité d’origine et de la race. E) Les liens de sang historiques F) Les liens de sang moraux."

Ensuite, même quand il n'y a pas de références à la race comme c'est le cas dans de nombreux nationalismes, le nationalisme reste une gangrène et il faut bien en venir au fait : c'est Atatürk qui a implémenté viscéralement le nationalisme dans ce pays et plus généralement l'élite militaire, les Jeunes Turcs.
On a beau jeu de critiquer uniquement le coup d'Etat militaire de '80 à propos du nationalisme, c'est en fait une des méthode utilisées par ceux qui refusent de toucher au symbole le plus sacré de la Turquie.

Donc que le nationalisme soit défini "en terme de culture et de citoyenneté", une jolie phrase mais qui finalement ne nous apprend rien de nouveau, n'y change rien.

Le jour où on acceptera de remettre profondément en cause toutes ces conneries, et donc Atatürk, en Turquie, on aura vraiment fait un pas en avant.

Anonyme a dit…

Je partage ton analyse, mais j'ai l'impression qu'on assiste peut-être à un événement énorme.
Comme si le pays réel voulait se débarasser du carcan nationaliste dans lequel il étouffe.
La question est bien sûr de savoir s'il s'agit simplement d'une secousse sismique plus forte que les précédentes (Susurluk and co) ou d'un véritable tremblement de terre.

J'ai un peu l'impression quand même que l'opinion (à défaut des partis)a tendance à se scinder en deux. Mais c'est à vérifier ( en Turquie même)

Ce qui est intéressant c'est de voir dans quel camp vont tomber la majorité du " marais", ces Turcs nationalistes par réflexe et par éducation plus que par adhésion profonde à une idéologie et réellement choqués par l'assassinat de Dink et par Susurluk sans pour autant remettre réellement en cause les fondements du nationalisme.

Evidemment dans un avenir proche tout va dépendre de ce qui va se passer près de la frontière irakienne. Mais à moyen terme, ça m'étonnerait que ce mouvement puisse être anéanti.

Anonyme a dit…

Et ça m'étonnerait même de plus en plus!!!

(on dirait que ça va être moins peinard pour Kucuk Veli)

Anonyme a dit…

Jacky je peux partager une bonne partie de votre approche de la question turque et des minorités réprimées par les nationalistes, mais je dois aussi dire que les écrits d’Atatürk ne sont plus d’actualité depuis belle lurette.
Si je me reporte à la constitution turque, rien ne permet d’affirmer que la race serait un quelconque critère. En gros, l’appartenance à la nationalité turque est clairement mentionnée sans ambiguïté possible.
Apparemment dans la lutte pour le pouvoir, le populisme –fascisme du quotidien- fait des dégâts monstres et comme le cynisme est de règle : tout est bon pour ramasser le maximum de voix quitte à casser quelques œufs au passages, Hrant Dink serait à passer pour comptes de pertes et profits.
On a parfaitement le droit d’être exigeant et sans concession sur la critique que l’on peut dresser sur la situation en Turquie, mais la Grèce –mère de la démocratie- (sic) elle n’est franchement pas mieux sur la question des minorités, sur la question du traitement des Albanais et des musulmans grecs qui sont qualifiés à tort de Turcs car ce sont des citoyens grecs !

Anonyme a dit…

Sur le nationalisme en général et turc en particulier, je ne suis pas tout à fait d'accord avec Jacky.

Nous avons le tort en Europe occidentale (Les 6 membres fondateurs de la CEE en particulier) de considérer le nationalisme uniquement comme péjoratif.

Nous ignorons l'expérience nationaliste ailleurs, comme aux USA, et nous faisons mine de ne pas comprendre que sans nationalisme, point de nation et foin de démocratie.

Pour Atatürk, le nationalisme fondé sur la « race », la culture et l'histoire des Turcs était un élément essentiel dans son combat pour la modernité.

Cela ne veut pas dire que la race avait à ses yeux avait la même signification que pour Mussolini et Hitler - d'ailleurs Kemal était un admirateur des Lumières françaises, pas du romantisme germanique - mais que cette notion là était essentielle pour un peuple qu'il fallait extirper de l'influence avilissante de l'islam.

Pour l'islam, turc ou arabe, c'est kifkif. Pour un Kemal, la sécularisation était l'ingrédient essentiel pour projeter le pays dans un avenir moderne et laïque. Il fallait donc en appeler à la nation, à ses origines indo-européennes (les Arabes sont sémites), à la culture ancestrale et sa langue plus adaptée à l'aplhabet latin (au passage: héritage culturel païen et islamique éminemment respectable du peuple turc...) et utiliser un mot en vogue à l'époque, le mot « race ».

Car replaçons-nous dans le contexte : ce mot là n'était pas dans les années 1930 perçu de la même manière qu'aujourd'hui: Churchill l'employait, d'aucuns parlaient des races française, anglaise, etc. sans toujours constituer un préjudice raciste (mais tout de même avec quelque complexe de supériorité).

Nous devons donc faire attention avant de juger sur pièces des éléments d'histoire qui doivent être interprétés selon l'esprit du temps (le mot vulgaire a-t-il la même signification aujourd'hui qu'hier?). Sinon, on commet un anachronisme et on trompe son auditoire.

Pour finir, le nationalisme n'est pas mauvais en soit mais certaines formes qu'il peut prendre deviennent inquiétantes. À cet égard certaines évolutions en Turquie sont dangereuses car elles dénotent d'un nationalisme de type ethnique - donc exclusiviste - que l'on a vu à l'oeuvre un peu partout en Europe au 20e siècle (au passage, cela confirme bien « l'européité » de la Turquie)

Je ne crois pas que les « islamo-nationalistes » sont bien nommés non plus : de Villiers est-il un catholico-nationaliste? Les gens de droite modérée qui, en Europe, privilégient le christianisme avec l'appartenance nationale devraient-ils s'appeler autrement que chrétiens-démocrates?

chréto-nationaliste conviendrait-il à un Helmut Kohl qui veut d'une Europe en tant que « club chrétien »?

Doit-on en Pologne parler d'Inquisi-nationalistes au sujet de son extrême-droite autrement plus puissante électoralement que leurs vis-à-vis turcs de la même espèce?

Tom a dit…

Bonjour Leviathan

Je suis assez d'accord avec votre analyse, et je vous répondrai sur votre dernier point: oui, j'appellerais Villiers un "catholico nationaliste" :) Il met un patriocardisme surrané et une religion qui n'est plus partagée que par une minorité de français au centre de ses valeurs. Quand à l'extrême droite polonaise: oui, le terme s'appliquerait aussi. Je crois que le terme générique est "nationalisme ethno-religieux", et il n'a rien de spécifiquement turc. Pour moi l'extrême droite Serbe ou Grecque rentre dans cette catégorie!

Anonyme a dit…

Villiers refuse qu'on lui pose des questions sur sa religion. Il estime qu'elle fait partie de sa vie privée, et qu'on ne lui poserait pas la question de ses orientations religieuses s'il était juif, ou musulman.

Tom a dit…

D'un autre côté, quand on est contre l'avortement, le mariage gay, le PACS, et l'entrée de la Turquie pour défendre "L'Europe Chrétienne", quand on parle d'Islamisation de la France, je pense, mais ca n'engage que moi, que ça veut dire que la religion dépasse un peu le cadre privé chez ce brave homme

Anonyme a dit…

J'ai une question purement concrète :
Les portraits d'Atatürk sont ils obligatoires dans les boutiques et restos, où bien est-ce quelque chose de spontané?

Tom a dit…

Spontané! Tu n'en vois pas partout non plus...