L'assassinat de Hrant Dink ne ramène pas la Turquie à son niveau des années 90. Quand les gouvernements de l'époque se seraient félicités à mots couverts de l'élimination d'un "traître" parmi une longue liste, le gouvernement actuel, pourtant 100 fois coupable de la remontée du chauvinisme hystérique visible depuis 2004, n'a pas de mots assez forts pour condamner l'acte.
Comme pour le prêtre italien assassiné à Trabzon, il semble que ce meutre soit imputable à un adolescent de 18 ans, celui-ci "vêtu d'un pull rouge avec un chapeau blanc" (on admire le sens du symbole)...L'enquête revelera (ou pas) si comme on peut le penser il s'agit d'un énième post-pubère fanatisé, proche des "foyers idéalistes" qui ont fourni la crème des tueurs d'extrême-droite en Turquie.
L'assassinat de Hrant Dink serait passé inaperçu aux heures les plus sombres des années 90, quand les intellectuels de gauche, politiciens kurdes et syndicalistes tombaient sous les balles de "groupes non identifiés" notoirement liés à l'Etat. Il fait aujourd'hui l'effet d'un coup de couteau dans le dos pour la démocratie turque vacillante. Cengiz Aktar rappelle à juste titre que "le crime représente un avertissement à l'ensemble des intellectuels et démocrates du pays".
Le message est en effet clair: "ne croyez pas que les temps ont changé. Nous sommes toujours là. Notre Turquie est indivisible, monolithique, turco-turque et sunnite, doit répéter d'une seule voix des slogans octogénaires, doit prétendre que le blanc est noir et qu'un rond et un carré sont parfaitement semblables, doit marcher en rang derrière le "ay yildiz" humecté-du-sang-de-nos-martyrs et se purger des traitres"
L'enjeu maintenant est de prouver qu'il est trop tard. Qu'il n'y pas de retour en arrière possible dans cette libération des esprits et de la parole. Que les vannes sont ouvertes et que la mue de la Turquie est inéluctable. Des boutonneux sanguinaires fanatisés ne représentent pas la Turquie, et l'assassinat de Hrant Dink n'est certainement pas un crime d'Etat. Mais la Turquie doit avoir le courage de rompre avec la facilité du nationalisme béat, du chauvinisme électoral. Elle doit faire le ménage dans ses groupes d'extrême-droite, frapper fort dans les forums internet où se murissent ce genre d'abomination, dans les partis de bovins qui appellent quotidiennement au meurtre des "ceux qui pensent différemment" sans pour autant se voir accusés "d'appel à la haine" comme les démocrates kurdes ou turcs.
Elle doit aussi tirer les conséquences pour la première fois mortelle de l'article 301. Hrant Dink avait été condamné pour "insulte à l'identité turque". Pour certains, cette insulte est un condamnation à mort, comme cela est démontré aujourd'hui.
A Ankara et à Taksim des manifestants déposent des gerbes de "karanfil" (fleur de deuil) et crient "nous sommes tous Kurdes, nous sommes tous Arméniens", "vive l'amitié entre les peuples", "Hrant Dink est immortel" en descendant l'Istiklal.
C'est cette Turquie qui doit rentrer dans l'Europe, en essayant de laisser à la porte ceux qui voudraient la contraindre à rester "droite dans ses bottes"...