Oyez brave gens la triste histoire du camion fantôme
Ce qui est bien à Istanbul c'est que les schémas médiévaux se reproduisent en s'adaptant à la modernité. Comme le dit Jean François Bayard, tout emprunt culturel fait l'objet d'une dérivation créative. Ca sonne un peu science po de pacotille ca, illustrons.
Par exemple les minarets: les imams ont une formation dans les écoles coraniques, apprennent l'arabe classique, à diriger le culte, et aussi à faire l' "Ezan", appelle à la prière. Ils suivent probablement un enseignement ancestral, apprenant l'art de moduler leur voix, à lui donner une inflexion gracieuse, et surtout à la faire porter au loin du haut de leur minaret. C'est la que la modernité fait irruption: plus personne n'est assez con pour se fatiguer à monter en haut d'un minaret pour mettre ses mains en porte voix et s'abimer la glotte: Allah a donné au croyant l'électricité et le haut parleur! L'imam dispose donc d'un micro et d'un sound system de festival rock, et peut mugir le nom de Dieu bien au chaud dans sa mosquée. Il serait illusoire de croire qu'après 50 ans les imams auraient appris à adapter leur timbre de voix en conséquence: à l'image des vieux et des Parisiens qui se sentent obliger de gueuler dans leur portable parce qu'ils téléphonent loin, l'imam fait ressortir les instincts ancestraux et sature irrésistiblement son mégaphone: on ne sait donc si il appelle le pékin moyen à accomplir son devoir ou Bébert l'étrangleur à se rendre avant que les forces spéciales ne charge.
Dans notre nouvel appart à Tepebasi, Corey et moi même avons établi un système équitable de répartition des chambres. Mon concept de droit d'aînesse ayant échoué, nous prévoyons d'alterner toutes les semaines entre la chambre sans fenêtre et la chambre avec balcon et vue sur la corne d'or. J'en hérite pour cette première semaine, et si le coucher de soleil est sublime, son lever est salué (en avance je pense) par le minaret situé à 10 mètres de ma fenêtre.
Plutot marrant, mais cette photo m'en rappelle une autre, prise de ma chambre d'hotel à Amasya en juin 2003. La proximité ne m'avait cette fois pas dérangée, étant donné que j'avais passé les nuits précédentes dans un dortoir de presbytère à Trabzon et dans un refuge de Trecker à 3000 mètre d'altitude à Ayder (Montagnes Kaçkar, pas loin de la georgie).
Il parait qu'on s'y habitue. Je suis tellement traumatisé que vers 5h je me réveille par anticipation, au simple son de raclement de barbe contre le micro, prélude à des vocalises insoutenables et selon moi anormalement longues. Je songe a acheter une longue pince coupante et à tenter de couper le fil du haut parleur.
Mais je m'égare, je parlons d'irruption de modernité dans une société médiévale: les corporations par exemple: tout Istanbul est organisé en corporations médiévales: on a donc la rue des textiles, la rue des cordonniers, la rue des patissiers, etc. C'est parfois plus couillon, avec la rue des enjoliveurs chromés, la rue des fabricants de cuvettes de toilette, la rue des vendeurs de mannequins en plastique. Très drôle d'ailleurs dans une société musulmane et censément puritaine de voir des immeubles de 3 étages aux vitrines remplies de monsieurs et madames en plastique dans le plus simple appareil. Certes les monsieurs en sont séverement dépourvus, d'appareil, mais le spectacle reste saisissant. (Si ca intéresse un tordu, c'est pas loin de chez Günce vers Dolapdere).
J'en viens après ces digressions à l'objet de mon message: le Gwerz de la malédiction d'Aygaz.
Je vous préviens tout de suite, il ne m'a pas été chanté par un vieil aveugle au coin d'une rue, et cette histoire n'est (encore) connue que de quelques initiés.
Il ya des siècles et des siècles à Constantinople, un vendeur de bouteilles de gaz (oui, quoi, un problème?) se rendit coupable d'une grande offense envers les Djiins, sorte de Korrigans locaux. Revenant d'un Fest Noz à Galata il croisa l'un d'entre eux dans une ruelle sombre. Celui-ci lui demanda du feu: Notre héros, qui ne se séparait jamais de son briquet à gaz, alluma le cigare du Djinn et voulut reprendre son chemin.
Le djinn l'interrompit.
"offre moi ton briquet" dit-il, " et j'exaucerai ton voeu le plus cher"
Sans se faire prier, il lui tendit le briquet (qu'il savait presque vide).
"Quel est ton voeu?"
"Offre moi l'immortalité, ô Djinn"
"So be it!" (oui les djinns adorent parler comme l'empereur dans star wars)
Seulement voila, évidemment le lendemain le Djinn se retrouva comme un couillon au moment d'allumer les chandelles pour son dîner en amoureux avec une Succube. Briquet vide en main, bavant de rage (c'est moche un Djinn faché), il invoqua les esprits du mal et frappa le malhonête d'une terribe malédiction.
Le vendeur de gaz fut condamné à errer dans les rues d'Istanbul au volant de sa carriole, transformée au fil des siècles en vieux diesel mercedes. Il ne sera libéré de son sort que lorsque quelqu'un lui achetera une bouteille de gaz, ce qui n'arrive jamais. Le camion fantôme tourne donc inlassablement dans les rues d'Istanbul dès 8h du matin, son chauffeur désespéré actionnant toutes les 10 secondes le jingle "tutuu tutuuu tutututut AAAAYGAAAZ" qui vrille les oreilles du stanbouliote désireux de se remettre de l'appel à la prière de 5h (cf supra). Le Chauffeur, vissé à son volant n'a pas été mis au courant d'une évolution récente, la connection d'un grand nombre de maisons au gaz de ville. Il tourne et retourne, son camion repassant dans les mêmes rues, espérant toujours qu'un riverain excédé vienne lui acheter une bonbonne juste pour se débarasser de lui.
Voila, c'est peut être pas vrai, mais c'est ce que j'ai trouvé de plus rationnel pour expliquer pourquoi alors qu'on commande sa bonbonne d'eau à l'épicier par téléphone on devrait éprouver trois fois par jour le besoin d'acheter une bonbonne de gaz de 50 kilos dans un camion.
En Bretagne il était de coutume d'offrir à boir au conteur après une belle histoire. Si vous passez à Istanbul ramenez moi du cidre!