samedi, septembre 30, 2006

Les Maires Pro-Kurdes de Turquie depuis 1999


Parmi les contributions à la conférence de kurdologie d’Erbil, publiées pour la plupart sur le site de l’institut kurde de Paris, l’article de Nicole F. Watts, professeur l’université de San Fransisco, présente un intérêt très particulier. Son étude est centrée sur le district de Diyarbakir. Elle a eu la chance d’interviewer Feridun Çelik, maire de 1999 à 2004, évincé par le PKK, puis Osman Baydemir, le maire actuel, figure de proue du mouvement kurde démocratique.

Cette analyse vise à décrire les pratiques symboliques des acteurs politiques kurdes qui ont fait le choix de « jouer le jeu » en tentant de s’inscrire dans les politiques turques « légitimes », souvent contre le gré de l’appareil d’Etat. On apprend beaucoup, et on est surpris des libertés prises par ces maires, qu’on aurait pu juger impensable.

Officialisation du Kurmanci

Il est apparemment possible, en jouant sur les interprétations juridiques, de publier du matériel officiel en Kurde tant que cela reste dans le cadre municipal. Osman Baydemir ne s’en est pas privé à partir de 2004, imprimant systématiquement ses affiches en Turc, Kurmanci et Anglais. Le but : pousser subtilement les frontières du « tolérable », occuper les espaces, profiter des vides juridiques et compter sur la non intervention de fonctionnaires sourcilleux ou d’avocats turcs nationalistes prêts à hurler à l’atteinte la république/Atatürk/l’Armée/leur belle-sœur. Le Kurmanci devient ainsi visible et officiel, accédant au rang de «haute culture », de « gouvernementalité » (Gellner / Foucault).

Nicole Watts souligne ce glissement normatif, d’une langue kurde bannie, niée, réprimée devenant soudain aux yeux des habitants de Diyarbakir légitime, officielle, banale. La municipalité de Sur encourage de son coté les cours de Kurde pour le personnel de la mairie, annonçant vingt diplômés en Aout 2006 : l’importance d’une administration parlant la langue du peuple est indéniable, notamment pour la représentation que se font les locuteurs de leur langue maternelle. Cette légitimation d’une langue jugée « inférieure » vise à enrayer son déclin et à favoriser chez les Kurdes de Turquie un véritable bilinguisme. Beaucoup de jeunes kurdes aujourd’hui ne parlent ni parfaitement turc, ni parfaitement kurde, mélangent les deux langues dans un sabir qui ne peut que contribuer à l’affaiblissement du Kurmanci sous l’effet de la télévision turque.

Le maire du district de Yenisehir de Diyarbakir, Firat Anli, confie ainsi avoir généralisé l’usage du kurmanci lors des cérémonies officielles, les mariages… la langue grignote ainsi du terrain, agrandit son « espace visible ».

« Déturquification » et « Kurdification » de l’espace

Beaucoup plus étonnant, la « déturquification », menée tambours battants par Osman Baydemir. Je n’ai vu Diyarbakir qu’en 2003, et avait été choqué par les énormes pancartes et leur slogan « Ne Mutlu Türkü Diyene » (heureux celui qui peut se dire turc) craché à la face des habitants. Certaines de ses pancartes ont disparu, tout comme une statute de Kemal Atatürk. En 2005, une statue en l’honneur de Musa Anter, écrivain kurde assassiné en 1992 par les habituels « groupes indéterminés » à la solde de l’Etat, a été inaugurée dans le district de Yenisehir. A signaler aussi à Bağlar, une rue Yilmaz Güney, à Batman des « boulevards des droits de l’homme ». L’administration s’est bien sur opposée à certains noms jugés trop subversifs. On apprend ainsi que le nom « quartier de la paix » a été refusé : motif, parler de paix dans le Sud-est équivaut à plaider pour une solution négociée entre le PKK et l’Etat…En disant « Yurtta Bariş, Dünyada Bariş » (paix dans le pays, paix dans le monde), Kemal Atatürk aurait du faire attention…Encore plus symbolique, une rue « Selaheddin Eyyubi » (le Saladin des croisades). Pour les historiens c’est le fondateur Kurde d’une grande dynastie, pour les Kurdes, c’est un héros national, mais pour les Turcs c’est un Turc (et pour les arabes un arabe) : impossible de refuser…

Un petit tour sur le site de la mairie de Diyarbakir permet de constater que ce pari de la "subversion subtile" est partout présent...


"Her Sey Insan Için" = "tout pour l'être humain". Rien de bien méchant, sauf si on connaît le slogan nationaliste "Her Sey Vatan Için" = "tout pour la patrie"... Il reste que le site n'est pas accessible en Kurde malgré un lien (mort), et que seul un "Hun Bi Xer Hatin" (bienvenue à vous) salue le Kurdophone...

Le tournant des émeutes

Sans surprise, les émeutes de Mars 2006 provoquées par le PKK malgré les appels au calme d’Osman Baydemir ont sérieusement compromis ces évolutions. Baydemir a vu s’unir contre lui les pro-PKK qui lui reprochaient de faire le jeu de la Turquie et le gouvernement turc lui reprochant de faire le jeu du PKK. Malgré de bonnes relations tissées entre les maires kurdes et le nouveau gouverneur nommé en 2004, il est désormais impossible pour les officiels turcs de s’afficher en public avec les élus kurdes, et 50 d’entre eux sont actuellement en procès...

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